10 juin 2017

Expliquez-moi le mépris de classe ordinaire

Expliquez-moi le mépris de classe ordinaire

Quel est le point commun entre ces quatre phrases : « c’est beauf de passer du Patrick Sébastien à son mariage », « l’enthousiasme autour de Philippe Poutou c’est parce qu’il est venu au débat en pyjama », « apprends à écrire avant de commencer à vouloir débattre » et « mais qui regarde encore de la VF sérieux » ? Elles puent toutes le mépris de classe. Si ça ne vous saute pas aux yeux ou que vous n’êtes pas familier·es avec le terme, reprenons quelques bases à ce sujet. Cet article ne se veut pas exhaustif, il s’agira surtout d’expliciter ce qui se cache derrière ce concept et de pointer du doigt deux façons dont il s’exprime dans nos quotidiens.

On peut définir le mépris de classe comme tout ce qui contribue à construire et perpétuer le rejet des pratiques des classes populaires, parce que considérées comme indignes de respect ou d’intérêt. Mais pour comprendre ce concept et pourquoi faire du mépris de classe c’est moche, il faut commencer par quelques explications sur le contexte dans lequel il se développe.

De quoi parle-t-on quand on parle de classe ?

Nos sociétés sont structurées d’une façon qui fait apparaître plusieurs classes sociales hiérarchisées. Cela ne signifie pas que certaines caractéristiques font de certain·es individu·es des personnes intrinsèquement meilleures ou plus intéressantes que d’autres dans l’absolu.
Ce que ça veut dire, c’est que dans ce système, certains groupes en dominent d’autres et profitent d’avantages dont ils les privent.

L’aspect économique est celui qui est le plus souvent mis en avant dans les rapports de classe.

En effet, la classe sociale est entre autres déterminée par la fonction occupée dans la production économique. On note généralement ça en référence à la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles établie par l’INSEE (PCS, souvent dite CSP, du nom de l’ancienne nomenclature). Elle est très précise, mais on simplifie généralement en se référant aux grandes catégories, au nombre de 6 pour les actifes. En relation aux classes sociales, on considère généralement que les classes populaires comprennent les ouvrier·es et les employé·es, les classes moyennes incluent les professions intermédiaires et les cadres moyens, et les classes supérieures les cadres et professions intellectuelles. Les artisan·es, commerçant·es et agriculteurices sont plus difficiles à ranger en raison de la grande diversité de situations que cette catégorie recouvre. On peut les classer en fonction de la taille de l’entreprise ou de l’exploitation.

Il est aussi possible de se pencher sur le niveau de revenus. Le Centre d’observation de la société a ainsi bâti un graphique qui nous apprend qu’une personne seule ayant moins de 1 238 € de revenus appartient aux catégories populaires, et aux classes moyennes jusqu’à 2 253 €. Précisons que quand on parle de revenus, il s’agit de l’argent disponible une fois que les impôts ont été payés et que les prestations sociales ont été versées. Pour plus de détails ou pour avoir les chiffres correspondant à d’autres compositions de foyers, je vous invite à jeter un œil sur le site du Centre d’observation de la société.

Mais l’aspect économique et les rapports de production ne font pas tout. Les revenus représentent un continuum, une gradation, alors que les classes sociales sont des groupes bien délimités, et il ne suffit pas d’avoir une promotion ou une baisse de salaire pour subitement en changer. D’ailleurs, on appartient à une classe sociale bien avant d’exercer soi-même une profession. Ce sont des façons de vivre, des connaissances et des valeurs, qui permettent d’être identifié·e comme membre d’une classe sociale déterminée et qui nous sont transmises par nos parents et notre entourage [1]. On peut nommer ça le capital culturel. Pierre Bourdieu expliquait qu’il se décline en trois formes : un capital incorporé (le langage, les connaissances et le savoir-faire), un capital objectivé (les objets culturels qu’on possède) et un capital certifié (les titres et les diplômes).

Si les inégalités sociales qui se jouent à ce niveau-là sont importantes, c’est parce que le capital culturel est convertible en d’autres formes de capitaux et permet l’accès à davantage de ressources. C’est aussi une des façons dont les dominant·es justifient et assoient leurs privilèges : puisqu’iels sont plus « intelligent·es » et plus distingué·es, iels ont mérité la place qu’iels ont obtenue [2]. Bien sûr, s’iels maîtrisent si bien les règles du jeu, c’est parce qu’iels participent à leur création. Les groupes dominants définissent ce qui est valorisant et souhaitable. Mais puisque ce capital culturel et sa transmission sont bien moins facilement mesurables que le capital économique, il peut paraître inné, ou plus facilement accessible en faisant simplement quelques efforts. C’est faux, évidemment. Le mépris de classe se base sur cette différence de capital culturel.

Le monopole du bon goût pour les un·es, TF1 et Claude François pour les autres

Le capital certifié et les conditions de sa transmission reçoivent beaucoup d’attention, et pour cause. Le constat est alarmant mais plutôt simple : dans notre époque de massification scolaire et de méritocratie affichée, la réussite scolaire et universitaire semble tout de même bien liée à notre origine sociale. Si c’est un sujet très intéressant, qui pourrait faire l’objet d’un article à part entière tant il y a de choses à dire sur le sujet, nous ne nous attarderons pas là-dessus aujourd’hui.

On va plutôt se pencher sur le capital culturel incorporé et le mépris de classe ordinaire qui l’accompagne : toutes ces réflexions qui sont socialement convenues et acceptées, qu’on prononce parfois sans même s’être demandé si on le pensait vraiment, et qui sont en fait un moyen d’asseoir la domination des classes supérieures.

Au-delà du fait de s’assurer qu’on a bien les bons goûts, les bonnes pratiques et les bonnes connaissances, il faut surtout s’assurer qu’on n’a pas celleux des classes populaires. L’enjeu, c’est de se distinguer du commun (le fameux mainstream) et du grossier. Des études ont mis en évidence le fait que de nombreuxes enquêté·es, interrogé·es sur leurs goûts culturels, mettent un point d’honneur à se différencier des « beaufs », des « ploucs » ou des « cons » qui ont des loisirs jugés sans intérêt et même « abrutissants ». Iels révèlent ainsi des couples d’opposés définissant les pratiques culturelles valorisées et celles qui ne le sont pas : rare/commun, complexe/simple, raffiné/vulgaire, pur/commercial [3]. Or, il n’y a rien d’intrinsèquement mauvais à préférer une activité facile d’accès aussi bien en termes d’efforts intellectuels que pratiques. Il s’agit d’un moyen de manifester son appartenance à une classe sociale, et son droit aux privilèges qui vont avec, tout en soulignant la distance qui nous sépare des classes sociales inférieures. Et en excluant les personnes appartenant à une classe sociale inférieure, on évite les mésalliances qui risqueraient de compromettre la reproduction des privilèges.

On pourra essayer de réfuter l’idée de volonté de distinction par la culture en avançant qu’elle s’est démocratisée et s’est homogénéisée, brouillant les frontières entre le savant et le populaire. Mais en y regardant de plus près, il existe malgré tout des normes de légitimité qui servent toujours de frontières symboliques. S’il y a une adhésion commune pour certaines productions et pratiques, les classes moyennes et supérieures montrent un rejet envers certaines, dont l’appréciation devient ainsi un marqueur du manque de capital culturel légitime. Par exemple, l’usage de la télévision par les cadres et professions intellectuelles ne se caractérise pas tant par leur attachement aux programmes culturels et thématiques, comme on pourrait le penser, que par le fait qu’iels évitent les émissions à très forte audience [4]. De plus, l’intérêt pour des pratiques jugées illégitimes fait l’objet d’un retour critique, réflexif, par les personnes privilégiées qui les apprécient : iels critiqueront leurs tendances à se laisser captiver par la télé, ou iels justifieront leurs goûts comme étant du second degré, ironiques. Ainsi, iels montrent qu’iels ont une consommation avertie, éclairée, qui les distinguent des classes populaires [5].

Évidemment, on trouve aussi des produits culturels qui ne sont consommés que par les classes moyennes et supérieures et qui peuvent donc paraître boudés par les classes populaires. Cependant, il semble qu’il s’agit plus d’une méconnaissance « passive » ou d’une difficulté d’accès plutôt que d’un rejet « actif » [6].

Au-delà d’une fonction de distinction, la diversité des goûts affichés par les classes moyennes et supérieures leur sert à faciliter le contact avec l’ensemble de la société [6]. Cette capacité à s’adapter à plusieurs contextes sociaux est une ressource dans beaucoup de situations, et est d’autant plus importante à l’ère des nouvelles formes de management qui privilégient la communication et un exercice plus doux de l’autorité.

Bien entendu, il n’y a pas à avoir honte de n’allumer sa télé que pour regarder Arte, de ne pas supporter la VF et d’écouter de la musique de hipster. On ne va pas vous forcer à écouter Claude François et à regarder TF1. Seulement, il est important d’avoir conscience de la relativité des goûts et surtout des enjeux de pouvoir qui se trament derrière. Ce n’est pas grave d’avoir la culture de sa classe. En revanche, partir du principe que celleux qui ne l’ont pas ont tort ou ne font pas d’efforts, c’est du mépris de classe.

Læ beauf et læ militant·e : histoire de désamour ?

Il est fréquent de voir le mépris de classe invoqué contre les féministes lorsqu’iels reprochent leur sexisme à une personne qu’on suppose issue d’une classe inférieure à la leur. La lutte contre les oppressions systémiques, en dehors des luttes de classe, serait seulement un souci de bourgeois·es, qu’on explique par le fait que le conservatisme social fait partie de la culture des classes populaires, ou par le fait qu’il faut avoir un certain confort matériel pour commencer à y réfléchir.

On peut prendre ça par deux bouts différents. D’un côté, cela s’inscrit dans une tradition de pensée bien européenne puisqu’il s’agit de celle des Lumières : les élites doivent guider le peuple qui est par nature ignorant et rétrograde. De l’autre, c’est un argument repris par les populistes de tous bords : quand iels vomissent des réflexions et des projets racistes, sexistes, homophobes et j’en passe, iels ne feraient que relayer les opinions du « petit peuple ». Évidemment, les deux visions sont empreintes de mépris de classe et on parle des classes populaires plus qu’on ne les laisse s’exprimer, comme toujours avec les dominé·es. J’irais même plus loin en affirmant que ces deux positions n’utilisent les classes populaires que comme un prétexte, et que c’est en fait des élites dont il est question : est-ce qu’on soutient la fraction des classes moyennes et supérieures qui se veut « éclairée », ou est-ce qu’on la rejette ? Si on prend le cas du Front National par exemple, un rapide coup d’œil aux origines sociales de ses dirigeant·es nous met rapidement sur cette piste…

D’autant plus que les oppressions sont systémiques et existent donc à tous les niveaux : le présenter comme l’apanage des classes populaires, c’est-à-dire celles avec le moins de pouvoir et de visibilité, c’est assez peu logique. En revanche, on peut supposer que les discriminations se manifestent différemment selon la classe sociale et évidemment, les façons dont les classes aisées les relaient et les soutiennent sont présentées et articulées d’une façon qui les fait apparaître plus subtiles et plus légitimes que celle des classes populaires. Elles vont par exemple s’appuyer sur un discours pseudo-scientifique ou jouer sur la nuance pour se faire passer pour tolérantes, là où les classes populaires auront plus de difficultés à mobiliser ce type de ressources rhétoriques. Prenons par exemple le cas de l’homophobie. Les personnes disposant d’une certaine culture universitaire pourront justifier la leur en faisant appel à la psychanalyse ou à la biologie, ce qui sera plus difficile pour celleux qui ne l’ont pas. Pour plus d’éléments de réflexion sur la question de l’homophobie et de la classe sociale, je vous invite à lire cet article paru dans la revue L’Anticapitaliste.

En outre, on trouve des pratiques et des actions engagées au sein des classes populaires. Je parlerai ici seulement du féminisme puisque cet article ne peut être exhaustif, mais cela vaut pour les autres luttes. Elles sont simplement différentes de celles du féminisme des classes moyennes et supérieures. De nombreuses études ont révélé que les femmes des classes populaires s’organisent et se mobilisent pour obtenir des ressources matérielles et symboliques leur permettant de résister à la domination masculine, notamment dans la sphère domestique [7]. En revanche, elles ne le définissent pas comme étant du féminisme. Certain·es auteurices ont qualifié ça de « féminismes pratiques », là où le féminisme des personnes au capital culturel supérieur serait plus analytique.

Bref, attendre des membres des classes populaires qu’iels puissent prendre conscience des enjeux d’égalité n’est pas du mépris de classe. En revanche, de la même façon que le féminisme est souvent du féminisme blanc, excluant les personnes racisées, il se peut bien qu’on tombe facilement dans un féminisme bourgeois qui exclut les moins diplômé·es et les moins fortuné·es. Par exemple, les enjeux liés au monde du travail sont très présents : égalité salariale, accès aux fonctions de direction, lutte contre le harcèlement sexuel au travail… Sans remettre une seconde en question l’importance de ces combats, se focaliser sur eux laisse sur le carreau les femmes au foyer, nombreuses au sein des classes populaires [8]. Il y a également une tendance à faire référence à des concepts et à des théories qui sont peu accessibles à quelqu’un·e qui maîtrise peu ou pas la culture universitaire et la réflexion scientifique, et qu’on oublie parfois d’expliciter. De même, l’utilisation de mots empruntés à l’anglais exclut d’office une bonne partie de la population : les membres des classes moyennes et supérieures sont bien plus nombreuxes à maîtriser l’anglais que les membres des classes populaires [9].

Il y aurait encore des lignes et des lignes à écrire sur les formes que peut prendre le mépris de classe et sur les dégâts qu’il peut faire. Nous sommes éduqué·es de façon à ce qu’on intériorise ces normes de légitimité au point de ne pas les remettre en question (mais si on commence à le faire, on se rend vite compte qu’il n’y a pas de raisonnement solide qui les soutient). Si vous vous êtes reconnu·es dans certain·es des pratiques et propos incriminé·es ici, pas la peine d’aller chercher de quoi vous flageller. Comme on vous l’a déjà expliqué, nous sommes tou·tes problématiques. L’important c’est d’en prendre conscience et de faire attention à partir de maintenant.

Notes de bas de page

[1] GOBLOT, E. 2010. La barrière et le niveau. Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne. Paris

[2] BOURDIEU, P. 2002. Interventions 1961-2001. Marseille.

[4] DONNAT, O. 2009. Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, Enquête 2008. Paris.

[5] PRIEUR, A. SAVAGE, P. 2013. « Les formes émergentes de capital culturel », in Trente ans après La Distinction de Pierre Bourdieu, COULANGEON P. DUVAL, J. Paris.

[6] COULANGEON, P. 2011. Les métamorphoses de la distinction : inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui. Paris.

[7] LAMBERT, A. 2016. « Échapper à l’enfermement domestique. Travail des femmes et luttes de classement en lotissement pavillonnaire », Actes de la recherche en sciences sociales, 215(5), pp. 56-71.

[9] INSEE, Enquête permanente sur les conditions de vies des ménages, 1994-2004