
Et ce n’est pas moi qui le dit, c’est Karen Spärck Jones !
J’ai fait des études dans le domaine informatique, et tous les gens que j’ai étudié, tous les exemples que j’ai eu, tous mes profs (pour ce qui touchait au développement et à la 3D) avaient un point commun. Oui, vous avez bien deviné, ils étaient tous des hommes cis. Sans exception.
Les premiers « modèles » féminins que j’ai eu en informatique ont été Veerle Pieters, graphiste et web-designeuse néerlandaise, et Sara Soueidan, développeuse front-end libanaise. Au milieu de dizaines de références masculines.
J’en connais depuis d’autres (et j’en ai rencontré encore plus lors de Sud Web, la conférence des travailleureuses du web, qui avait en 2016 huit oratrices pour dix orateurs et un public plutôt équilibré), mais je trouve ça vraiment dommage de ne pas en avoir connu durant mes études.
Je vais donc faire comme Laura avec les archéologues, et vous présenter quelques femmes qui ont fait beaucoup pour l’informatique.
Portrait d'Ada Lovelace par Alfred Edward Chalon.
Ada Lovelace est considérée comme la première programmeuse de l’histoire. Très jeune, sous l’influence de sa mère, elle se passionne pour les mathématiques, ce qui est rare pour une femme à l’époque victorienne.
Sa rencontre avec le mathématicien Charles Babbage, en 1833, marque un tournant dans sa vie : il est le concepteur de la machine analytique, qui permet d’effectuer des calculs de façon automatisée à l’aide de cartes perforées. Ils correspondent longuement.
En 1842, après 3 grossesses et une formation supplémentaire en algèbre, en logique et en analyse, elle entreprend la traduction d’un article français sur la machine analytique de Babbage. Celui-ci, impressionnée par le travail d’Ada et la finesse de son analyse sur les possibilités de la machine analytique, lui demande d’ajouter ses propres notes à la traduction. Elle ajoute sept notes à l’article original, en triplant la longueur au passage, et publiant dans la dernière note le premier algorithme exécutable par une machine. Celui-ci permet de calculer les nombres de Bernouilli.
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Si certains historiens des mathématiques remettent en cause l’importance du travail d’Ada et tentent d’en faire une « simple aide » de Babbage, la lecture de leurs échanges et un peu de bonne foi permettent d’affirmer que Charles Babbage a épaulé Ada Lovelace et non l’inverse.
Faute de subventions du gouvernement, Ada Lovelace s’endette pour financer les travaux de Babbage, et quand elle meurt à 36 ans d’un cancer de l’utérus, elle est criblée de dettes (qu’elle laissera à son mari).
En 1980, le département de la Défense de États-Unis met au point un langage de programmation qui est nommé Ada, en son honneur. Il est toujours utilisé aujourd’hui.
Grace Hopper devant l’UNIVAC, Smithsonian Institution, tous droits réservés.
Docteure en mathématiques diplômée de l’université de Yale, Grace Hopper s’engage dans la marine américaine en 1943. Elle est affectée au Bureau of Ordnance Computation Project de l’université Harvard et fait partie de l’équipe qui conçoit l’ordinateur Harvard Mark I. Elle fait également partie du premier groupe de personnes qui apprend à le programmer.
Elle quitte le service actif de la Marine à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pour le compte du Computation Laboratory d’Harvard, elle travaille au développement des ordinateurs Harvard Mark II et Harvard Mark III.
C’est à cette époque qu’elle trouve une mite à l’intérieur d’un Mark II et qu’elle l’épingle dans le carnet de bord de l’équipe accompagnée de la mention « first actual case of bug being found » (« premier cas de bug découvert », bug voulant dire insecte en anglais). Le terme « bug » était alors déjà utilisé, mais elle l’a popularisé.
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En 1949, elle travaille sur UNIVAC I, le premier ordinateur commercial réalisé aux États-Unis.
Grace Hopper travaille pour IBM à partir de 1957. Selon elle, un programme devrait pouvoir être écrit dans un langage proche de l’anglais, plutôt que de rester au plus proche du langage machine. En 1959, cette idée donnera naissance au COBOL. Dans les années 1970, elle travaille sur le COBOL et le langage Fortran, et elle reste dans la Marine jusqu’en 1986. Elle reçoit alors la Defense Distinguished Service Medal, plus haute distinction pour les non-combattant·es. Elle a ensuite travaillé en tant que consultante externe jusqu’à sa mort en 1992.
Reconnue pour son travail, elle est enterrée avec les honneurs militaires, et la médaille présidentielle de la Liberté, la plus haute décoration civile des États-Unis, lui est décernée à titre posthume par le président Barack Obama le 22 novembre 2016.
Photo de Margaret Hamilton par Daphne Weld Nichols.
Informaticienne et mathématicienne, elle est la directrice du département génie logiciel du MIT qui a conçu le système embarqué du programme Apollo (le programme spatial américain qui a permis d’envoyer pour la première fois des hommes sur la Lune).
Responsable de l’équipe de développement du logiciel embarqué des missions Apollo, elle innove dans de nombreux domaines de la conception des logiciels. Elle a d’ailleurs inventé le terme « software engineering », ou génie logiciel en français.
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Elle est à l’origine de plusieurs concepts, comme les logiciels asynchrones et la gestion de priorités qui, en plus d’éviter une catastrophe lors de l’alunissage d’Apollo 11 (la fameuse mission à laquelle ont participé Neil Armstrong, Buzz Aldrin et Michael Collins), sont fondamentaux dans la conception logicielle moderne.
Durant les années 1960, elle était une des rares femmes du milieu informatique à avoir un poste de responsabilité technique. Sa présence était remise en question, en particulier à cause de son statut de mère. Ce qui ne l’a pas empêchée de publier plus de 130 articles concernant les projets auxquels elle a participé.
Tout comme Grace Hopper, elle a reçu la médaille présidentielle de la Liberté en novembre 2016.
Portrait de Hedy Lamarr.
Il est compliqué de résumer la vie d’Hedy Lamarr en quelques lignes. Je vais donc volontairement ignorer sa carrière d’actrice et productrice de cinéma pour me concentrer sur sa contribution à la science. Pour le reste, je vous encourage à lire l’épisode des Culottées qui lui est consacré.
Mariée à un fabricant d’armes autrichien entre 1933 et 1937, elle a acquis des connaissances sur le fonctionnement des armes de l’époque, en particulier des sous-marins et des torpilles.
Plus tard, aux États-Unis, elle fait la connaissance de George Antheil, un pianiste et compositeur qui compose pour des pianos automatiques, qu’il fait jouer simultanément. En travaillant avec lui, elle a l’idée de ce qui sera appelé plus tard la « technique Lamarr » ou étalement de spectre.
Il s’agit d’un système de communication applicable aux torpilles radio-guidées qui rend l’attaque pratiquement indétectable pour l’ennemi. Ce système de transmission est toujours utilisé aujourd’hui, entre autre dans le positionnement par satellites (GPS), les liaisons chiffrées militaires, la téléphonie mobile ou le Wi-Fi.
Le 10 juin 1941, George Antheil et elle ont déposé un brevet pour cette invention, la rendant libre de droits pour l’Armée des États-Unis, dans le but d’aider les Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale, mais elle ne fut pas mise en application à l’époque. Sa première utilisation remonte à la crise des missiles de Cuba en 1962.
Hedy Lamarr a reçu le prix de l’Electronic Frontier Foundation en 1997, a été admise au National Inventors Hall of Fame en compagnie de George Antheil en 2014 et depuis 2005, la fête des inventeurices est célébrée dans les pays germanophones le 9 novembre, le jour de son anniversaire.
Portrait de Sophie Wilson.
Après avoir étudié les mathématiques et l’informatique à l’Université de Cambridge, Sophie Wilson a commencé à travailler pour Acorn Computers Ltd à la fin des années 1970.
Elle y a notamment participé au développement d’un ordinateur personnel abordable, le BBC Micro, dans le cadre du Computer Literacy Project de la BBC, qui visait à rendre l’informatique accessible à tou·tes. Elle a créé le système d’exploitation (BBC Basic), conçu le matériel et écrit toute la documentation en un temps record. Elle a continué à diriger les travaux sur cette série d’ordinateurs pendant 15 ans.
Le succès du BBC Micro (plus d’un million d’unités vendues entre 1981 et 1989, contre 12 000 ventes initialement estimées) a poussé l’entreprise à s’intéresser plus en détails aux processeurs, pour choisir au mieux comment équiper les machines suivantes.
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Sophie Wilson s’est donc intéressée à une idée développée par IBM, le RISC (Reduced Instruction Set Computing, ou microprocesseur à jeu d’instruction réduit). Là où IBM avait passé des mois à effectuer des simulations à l’aide de machines très puissantes, Sophie Wilson a su faire toutes les simulations de tête. Elle a permis à ce qui n’était qu’une idée de devenir un produit fonctionnel, la première puce ARM. Si ce nom ne vous dit rien, sachez que 95 % des smartphones, 10 % des ordinateurs portables, 40 % des téléviseurs numériques ainsi que de nombreux autres appareils en contiennent une (chiffres de 2011). Un des principaux intérêts des puces ARM, qui a d’ailleurs été découvert par accident, est qu’elles consomment très peu d’énergie. Ce qui est très intéressant pour des objets mobiles… un téléphone par exemple !
À la fin des années 1990, après la dissolution d’Acorn Computers, Sophie Wilson a fait partie du conseil d’administration de l’éditeur de jeux vidéos Eidos Interactive, qui a quelques jeux « un peu » connus à son actif (entre autres : Tomb Raider, Hitman, Deus Ex…) et que vous connaissez peut-être mieux sous le nom Square Enix Europe depuis son rachat par Square Enix en 2009. Elle continue de travailler à la conception de processeurs, avec le FirePath.
Sophie Wilson a été récompensée par le Fellow Award du Computer History Museum de Californie en 2012, et a été élue membre de la Royal Society.
Portrait de Jean E. Sammet.
Après une formation en mathématiques, Jean E. Sammet a fait partie du premier groupe de travail sur le COBOL, qui a été le langage le plus utilisé dans les années 1960 à 1980. Elle a collaboré avec Grace Hopper à cette occasion.
Elle a ensuite rejoint IBM en 1961 et a développé le FORMAC, le premier langage informatique dédié à la manipulation de formules mathématiques à être largement utilisé.
De 1974 à 1976, elle est la présidente de l’ACM, l’Association for Computing Machinery, la première organisation internationale à but non lucratif dédiée à l’informatique, dont la mission est de développer et soutenir la recherche scientifique et l’innovation informatique. Elle est la première femme à être présidente.
Elle a reçu de nombreuxes prix et distinctions, dont le Lovelace Award et le Computer Pioneer Award.
Photo de Karen Spärck Jones. University of Cambridge, tous droits réservés.
D’origine norvégienne, Karen Spärck Jones a dans un premier temps été professeure des écoles, avant de s’intéresser à l’informatique. Durant toute sa carrière, elle a milité pour une plus forte présence des femmes dans l’informatique.
Dans les années 1950, elle a travaillé dans l’unité de Recherche sur le Langage de Cambridge, sur le traitement automatique du langage naturel et la recherche d’information, qui sont deux domaines de l’intelligence artificielle.
Une de ses contributions à la recherche d’information, le schéma de « fréquence de document inverse », présenté en 1972, est aujourd’hui utilisé dans la plupart des moteurs de recherche. Il s’agit d’une méthode de pondération qui permet d’évaluer l’importance d’un terme contenu dans un document en fonction du nombre d’occurrences. Les moteurs de recherche s’en servent pour déterminer la pertinence d’un document par rapport aux critères de recherche de l’utilisateur.
À partir de 1974 et jusqu’à sa mort en 2007, elle a travaillé au Computer Laboratory de l’université de Cambridge, toujours des des domaines liés au langage et à la recherche d’information.
Diplômée en philosophie et théologie en 1959, Mary Allen Wilkes voulait devenir avocate. Découragée par ses ami·es parce qu’elle est une femme, elle décide de se tourner vers l’informatique, qui est à l’époque un milieu ouvert aux femmes.
Elle travaille pour le MIT Lincoln Laboratory sur des ordinateurs, principalement sur des projets de reconnaissance vocale. Elle a aussi participé à la conception de deux des premiers micro-ordinateurs, le LINC et le TX-2.
En 1964, Mary Allen Wilkes est la première personne à posséder un micro-ordinateur à son domicile :
Mary Allen Wilkes chez elle avec son LINC en 1965.
Il s’agit du LINC, qu’elle a en partie conçu. Je dois reconnaître que nos ordinateurs portables actuels sont plus pratiques pour regarder Netflix au lit…
En 1972, elle a quitté le domaine informatique pour aller étudier le droit à Harvard. Elle est devenue avocate en 1975, et a enseigné à Harvard de 1983 à 2011.
Je vous ai présenté 8 femmes qui ont eu une grande influence sur le développement de l’informatique, mais elles sont loin d’être les seules ! Je vous encourage à vous renseigner sur Grete Hermann, Frances Allen, Kathleen Booth, Evelyn Boyd Granville, Ida Rhodes, Mary Coombs, Adele Goldberg, Dana Ulery, Dame Stephanie « Steve » Shirley, Erna Schneider Hoover, Elizabeth Feinler, Carol Shaw, Janese Swanson, Susan Kare, Radia Perlman, Éva Tardos, Shafi Goldwasser, Barbara Liskov, Sally Floyd et toutes les autres.
Et bien entendu, si l’informatique est un domaine qui vous intéresse, je vous encourage vivement à tout faire pour vous retrouver sur une liste similaire dans quelques années !