
« Vous ne croyez pas en la domination masculine ? En 2010, le temps consacré au travail domestique est de 66 % pour les femmes et 34 % pour les hommes. Les femmes réalisent 75 % des accompagnements des enfants et des personnes âgées. Les équipements sportifs d’accès libre mis en place dans la ville sont occupés à 95 % par les garçons. Les femmes pratiquent deux fois moins une activité sportive que les hommes. Elles sont deux fois moins à se déplacer en vélo pour leurs trajets quotidiens. […] 16 % des maires de France élues en 2014 et 8 % des présidentes de conseil départemental élues en 2015 sont des femmes. 98 % des noms de rues, places ou avenues sont attribués à des hommes. »
Yves Raibaud.La domination masculine est tellement présente dans l’espace vécu des femmes qu’il en devient difficile d’en repérer les preuves concrètes.
Un exercice intéressant de prise de conscience de la place des femmes dans l’espace public, et plus précisément l’espace urbain, m’a été proposé en cours de sociologie cette année. Le professeur nous a demandé de retracer mentalement une journée, et de se demander à quel moment nous avons été en contact avec des femmes.
Ainsi, nous pouvons décrire une journée type : en partant le matin de mon immeuble, je croise la femme du gardien qui passe le balai dans le hall. Dans le métro, j’observe que des femmes se contentent d’un demi-siège pour ne pas gêner le manspread de leur voisin. En prenant le bus, je me rends compte que seules des femmes se lèvent pour les personnes âgées et les femmes enceintes ayant besoin de s’asseoir. En allant faire les courses, je ne rencontre que des femmes derrière les caisses. Au sein de mon lieu d’études la majorité des professeur·es et des chargé·es de TD sont des hommes, alors que la majorité des élèves sont des femmes. À la sortie des écoles, je vois une majorité de mères chercher les enfants, et presque exclusivement que des nourrices ou baby-sitters femmes. Dans le parc, ce sont les femmes qui surveillent. Si on fait attention aux objets, on peut se souvenir que les smartphones ou les vêtements sont sûrement produits par des femmes en Asie. Quand je rentre chez moi et allume la télévision, toutes les personnalités présentées sont des hommes, et le peu de femmes invitées au JT se font systématiquement couper la parole (le fameux manterrupting).
Au coucher, on se rend compte qu’à aucun moment de la journée l’occupation de l’espace physique mais aussi symbolique (télévision) n’a présenté les femmes en position de pouvoir, de domination. Les femmes qui ont été croisées occupent des emplois précaires, des positions sociales considérées comme inférieures, et il est plus probable de croiser des mères dans l’espace public que des femmes d’affaires. La société patriarcale a donc clairement une empreinte visible au quotidien. Dès lors, on peut se demander si la conception et l’usage de l’espace public répond à des codes sexués. Yves Raibaud, dans son ouvrage La Ville faite par et pour les hommes, constate en 2015 que la domination masculine se lit dans notre manière de construire l’espace urbain.
Par exemple, 98 % des noms de places et de rues en France sont attribués à des hommes. Cette inégalité dans la signalétique peut sembler anecdotique, mais elle nourrit l’idée selon laquelle les grandes avancées politiques, techniques, économiques, scientifiques, sociales, ont été perpétuées par des hommes. « Ces inégalités spatiales sont rendues invisibles par un discours sur la ville qui se dit neutre (d’intérêt général), porté par des élus, des architectes, des aménageurs, des directeurs de service qui sont encore souvent majoritairement des hommes », explique Yves Raibaud.
Cette réalité en terme d’aménagement et d’urbanisme est, selon le CNJU, vouée à changer : 75 % des urbanistes sont de genre féminin en 2014. En attendant, d’Haussmann à Le Corbusier, la plupart des dessinateurices du paysage urbain sont des hommes.
Pendant longtemps, les urbanistes ont avant tout pensé la ville en termes d’esthétisme et de fonctionnalité. Après les problèmes d’hygiène, pris en compte à la fin du XIXe, la préoccupation sécuritaire est apparue à partir des années 2000. S’est alors posée la question de prévenir les risques d’émeute dans les villes, mais sans aborder la question de la mixité des espaces publics. Si l’on considère souvent que l’aménagement est abordé de manière neutre, il existe autour de nous plusieurs preuves de son adaptabilité aux hommes cis :
On constate dès lors que beaucoup d’espaces publics nécessaires ramènent la femme soit à sa condition de mère, soit à son aspect « gênant ». Les espaces publics participent à l’obligation qu’ont les femmes de cacher toute trace visible de féminité. Cet extrait de We Should All Be Feminists de Chimamanda Ngozi Adichie l’exprime mieux que moi :
« We teach girls to shrink themselves, to make themselves smaller. We say to girls, you can have ambition, but not too much. You should aim to be successful, but not too successful. Otherwise, you would threaten the man. Because I am female, I am expected to aspire to marriage. I am expected to make my life choices always keeping in mind that marriage is the most important. Now marriage can be a source of joy and love and mutual support but why do we teach girls to aspire to marriage and we don’t teach boys the same? We raise girls to see each other as competitors not for jobs or accomplishments, which I think can be a good thing, but for the attention of men. We teach girls that they cannot be sexual beings in the way that boys are. »
« Nous apprenons à nos filles à se rétrécir, à se faire plus petites. Nous leur disons qu’elles peuvent avoir de l’ambition, mais pas trop. Tu dois viser le succès mais ne pas réussir de trop. Sinon tu menacerais l’homme. Parce que je suis une femme, on attend de moi que je me marie. On attend de moi que je fasse mes choix de vie tout en gardant à l’esprit que le mariage est le plus important. Certes le mariage peut être source de joie,d’amour et de support mutuel mais pourquoi n’inculquons nous pas cela à nos garçons de la même manière ? Nous élevons nos filles pour qu’elles considèrent les autres comme des compétiteurices, non pas pour le travail ou les réalisations, ce qui pourrait, je le pense, être une bonne chose, mais pour l’attention masculine. (surtout) Nous apprenons à nos filles qu’elles ne peuvent pas avoir la même sexualité que les hommes. »
La domination masculine dans l’espace public s’exprime également de manière plus insidieuse. Elle peut se ressentir dans la peur que ressentent les femmes de l’espace public et des déplacements à certaines heures. Une étude de 2005 (Stéphanie Condon, Marylène Lieber, Florence Maillochon, « Insécurité dans les espaces publics : comprendre les peurs féminines », 2005) réunit dans un tableau les différentes attaques que subissent les femmes françaises :
Ce tableau démontre que la construction sociale de la peur des violences se manifeste dans la division socio-sexuée de l’espace. En effet, la plupart des femmes ont vécu dans les lieux publics une expérience de nature sexuelle alarmante : être suivie, confrontée à un exhibitionniste, avoir reçu des insultes ou propos sexistes, des regards qui dérangent, des attouchements. Ces expériences modifient le sentiment de légitimité à fréquenter certains espaces à cause du monopole masculin dans l’espace public.
Cette peur de l’espace public est surtout liée à une forme de violence symbolique. L’Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (Enveff) montre que la moitié des femmes entre 20 et 59 ans expriment des craintes à l’idée de sortir la nuit, alors que statistiquement, leur taux de victimation est relativement faible. D’après l’Enveff, c’est davantage la dimension sociale de la nuit qui incitent les femmes à rester sur le qui-vive plus qu’un manque d’aménagement (comme la lumière, la signalétique, etc.).
Griffin et Hammer (1977) montrent que la peur du viol limite la liberté d’aller et venir, et que les femmes utilisent quotidiennement des tactiques pour circuler dans l’espace urbain. En effet, les stratégies d’évitements et d’auto-exclusion face aux espaces publics sont fréquentes, et sortir la nuit implique une préparation :
Pourtant, les violences surviennent généralement dans des circonstances banales qui relèvent d’un usage habituel des espaces publics : 75,5 % d’entre elles se produisent dans des endroits fréquentés régulièrement. Il y a donc un décalage entre la représentation des espaces dangereux et la réalité, puisque les violences dans la sphère publique ne dépendent pas d’un contexte spécifique, mais font, au contraire, partie du quotidien.
Ainsi, la domination masculine est tellement ancrée dans l’imaginaire collectif que les lieux publics n’apparaissent pas uniquement comme un espace de violence physique, mais aussi symbolique et psychologique. Un certain nombre d’interactions qui s’y jouent portent une menace qui conditionne le sentiment de bien-être et sécurité.
Ces vingt dernières années, le facteur du sentiment d’insécurité au sein des espaces publics est de plus en plus pris en compte non seulement par les politiques (avec certains discours discutables) mais aussi par les aménageureuses.
Ainsi, l’un des objectifs des politiques de rénovation urbaine était de métamorphoser les espaces collectifs des grands ensembles qui avaient été victimes de mésusage.
L’une des caractéristiques des cités HLM est, par exemple, la présence de grands espaces vides et très éclairés entre les différentes tours. Cet espace qui, au moment de la conception architecturale des cités était dédié au rassemblement et à la communion des différentes familles, est devenu un espace menaçant pour les femmes qui le traversent. En effet, être seule dans un espace immense et en pleine lumière renforce le sentiment d’insécurité dans la mesure où l’attaque peut venir de tous les côtés et qu’il n’y a pas d’endroits proches où se réfugier en cas d’agression. Dans un sondage effectué en 2013 pour dresser un bilan de la loi Borloo sur la rénovation urbaine (2003), les femmes confessent que la destruction des grands ensembles au profit de petits collectifs ou habitats individuels a renforcé leur sentiment de sécurité. Le fait que les distances aient été raccourcies entre les immeubles rend les déplacements moins anxiogènes pour la plupart des femmes, alors que les hommes, au contraire, se plaignent de ne plus avoir de « coins sombres » où se réunir [sic].
La multiplication des marches exploratoires permet aux aménageureuses de repérer ce qui crée en ville un sentiment d’insécurité pour les femmes. Une marche exploratoire est un processus guidé et participatif avec des animateurices, au cours duquel les participant·es réalisent un « diagnostic en marchant » et élaborent des propositions. Sont prévus chemin faisant des ateliers, des débats et des forums. Ce diagnostic se traduit par des préconisations que la collectivité territoriale devra prendre en compte par des mesures appropriées en matière d’aménagement de l’espace public ou d’animation de cet espace.
Par exemple, une marche commandée par la mairie de Paris au tramway Porte de Vanves en mars 2015 se déroule de la façon suivante :
L’importance de la signalétique, de la lumière, et de la construction des routes est ainsi mise à l’épreuve. En effet, on se rend compte qu’il est plus difficile pour une femme de demander son chemin ou l’heure, ce qui rend une signalétique claire et omniprésente obligatoire. La non-mixité des terrains de jeux et de sport est aussi montrée du doigt. L’éclairage urbain, perçu comme étant synonyme de sécurité, fait débat parmi les femmes : certaines le trouvent anxiogène la nuit.
Cette approche par le genre permet collectivement d’améliorer les pratiques en matière d’aménagement urbain. Cet outil de démocratie participative permet aux urbanistes et responsables politiques de se rendre compte de la manière dont est vécu l’espace au quotidien. On peut plus facilement repérer les défauts d’un quartier, et ce qu’il reste à améliorer pour que le sentiment de sécurité soit optimal. L’association Genre et Ville sensibilise ainsi depuis deux ans les aménageureuses et des élu·es à travers des conférences et des formations. Fin 2016, iels publient sous la direction d’Anne Hidalgo le fascicule « Genre et Espace public » accessible à tou·tes ici.
En terme d’innovation, les villes étrangères ont des leçons à donner aux aménageureuses français·es. L’association Womenability choisit chaque année d’envoyer ses membres visiter vingt-cinq villes dirigées par des femmes. Dans chaque ville, les fondateurices de l’association rencontrent des associations, des féministes et des élus locaux. Le véritable enjeu de cette expérience est de ramener en France les initiatives pertinentes. Petit tour du monde :
La ville de Vienne (Autriche) reste le plus bel exemple et un modèle pour beaucoup d’urbanistes féministes. En 2008, les Nations unies incluent la planification urbaine de la ville dans leur registre des meilleures pratiques d’amélioration du cadre de vie. En effet, depuis les années 1990, elle suit ce qu’on appelle une politique de gender mainstreaming, dont le but est de créer des aménagements adaptés spécifiquement aux femmes. En pratique, l’administration de la ville crée des lois, règles et régulations qui profitent à la fois aux hommes et aux femmes. Le but est de proposer un accès strictement égalitaire aux ressources de la ville. Par exemple, le complexe Women-Work-City est une série d’appartements entourée par un jardin adapté aux familles : des places fleuries permettent aux parents et aux enfants de passer du temps dehors sans trop s’éloigner de la maison. Le complexe est équipé d’une crèche intégrée, d’une pharmacie et d’un cabinet médical.
Women-work-city, Vienne.
Ainsi, même si elle est à première vue anecdotique, cette question de la domination masculine dans l’espace public concentre tous les aspects de l’oppression patriarcale, y compris les plus insidieux. Le fait que l’espace urbain ait été construit par et pour les hommes sous couvert de neutralité est symptomatique de l’invisibilisation des femmes dans notre société. Non seulement elles sont ramenées à un statut soi-disant inférieur dans leur vie professionnelle et sociale, mais elles doivent également s’adapter à un paysage quotidien qui n’a pas été conçu pour elles. La représentation psychologique de l’espace public comme synonyme de violence et d’exclusion est une dimension qu’il est important de prendre en compte lorsque l’on étudie les inégalités genrées. En tant que future urbaniste, je pense qu’il s’agit d’un enjeu majeur dans l’élaboration des villes du futur, au même titre que les questions environnementales et l’enjeu du numérique. À ce propos, la prise en compte de l’avis des concerné·es par le biais d’outils d’enquête et de démocratie participative est une avancée significative. On peut espérer que les études qui ont été réalisées ces dix dernières années alimenteront les plans urbanistiques de demain et les programmes des élu·es localaux. Il faut en effet ne pas oublier que l’espace public et urbain n’est jamais figé et que les villes sont en perpétuelle transformation pour s’adapter à NOS besoins, alors n’hésitez pas à faire entendre votre voix !