
Le monde de la musique est malheureusement souvent une affaire d’hommes cis, toujours prompts à rabaisser et douter des talents des femmes ou des minorités de genre qui souhaitent s’y exprimer. Cette interview d’Oh Mu, artiste électro, est la deuxième d’une série sur des musiciennes indépendantes et résolument féministes que nous souhaitons faire découvrir, dans leur pratique musicale comme dans leur discours sur le milieu.
Estelle Marchi, alias Oh Mu sur Internet, fait de la musique, de l’illustration et de la bande dessinée, et parfois des petites vidéos. C’est difficile pour elle de décrire exactement ce qu’elle fait en musique, elle n’essaie pas d’avoir un style prédéfini, mais c’est plutôt celui qui sort lorsqu’elle tâtonne sur son ordinateur, c’est un peu du hasard et un mélange entre ce qui l’influence inconsciemment et ce qu’elle arrive à faire.
J’ai commencé à faire de la musique vers mes 6 ans, au conservatoire. J’avais chaque semaine un cours de piano et un autre de solfège jusqu’à mes 19 ans. Ensuite, après mon certificat non professionnel, on m’a proposé de faire les classes préparatoires pour aller en professionnel, ce que j’ai refusé. Je ne me voyais pas faire ça de ma vie, car même en ayant réussi mes examens, j’avais du mal à avoir un rythme régulier de travail, chose primordiale au conservatoire. Je préférais créer mes morceaux que travailler sur de la simple interprétation. Pendant plusieurs années je m’amusais simplement à improviser sur mon piano, et en déménageant pour mes études, j’ai décidé un jour d’acheter un câble afin de pouvoir enregistrer mon clavier sur mon ordinateur. Puis ensuite j’ai branché ma guitare, et petit à petit les choses se sont accumulées, et ça a boosté mon envie d’apprendre et ma motivation.
J’avais tendance à dénigrer tout ce que je fais par perfectionnisme et en conséquence à cacher une grande partie de mes créations au monde extérieur. D’abord timidement, je postais de temps à autre sur ma page Soundcloud. Mon tout premier son s’intitulait « Medley d’essais dégueux » et ça laisse bien transparaître ce qu’une amie et d’autres appellent le syndrome de l’imposteurice, c’est-à-dire ne jamais se donner le droit de se féliciter pour ce qu’on crée ou ce qu’on fait, et toujours minimiser ses réussites. Ce qui m’a alors motivée à en faire plus qu’un hobby, à sortir un EP et à diffuser davantage mon travail, c’est justement d’aller contre cette idée que j’avais de moi, d’être une impostrice, et de me prouver que j’étais capable de faire des choses finies, bien qu’imparfaites, que les gens pouvaient apprécier et que je pouvais être fière de ça ainsi que de mon apprentissage en dilettante.
Je fais majoritairement de l’instrumental, mais j’aime beaucoup aussi écrire des textes de temps à autre. Mon but suivant et mon rêve sont de pouvoir faire des concerts, je vais faire en sorte de tout mettre en œuvre pour y arriver.
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Beaucoup de musiciennes, productrices et chanteuses m’inspirent dans leur musique, et surtout dans les idées qu’elles véhiculent. Il y a d’abord Grimes, qui m’a poussée à faire de la musique électronique seule avec mon ordinateur, qui m’a fait comprendre que je n’avais besoin de personne d’autre pour en faire, et qui m’a aussi énormément influencée dans la lutte pour l’écologie, le végétarisme, le végétalisme. Il y a Soko, que je suis surtout pour ses idées au niveau du genre, de la bisexualité, du végétalisme et dans l’acceptation de soi-même. M.I.A. m’inspire aussi énormément dans ses luttes, dont son clip « Borders » que je trouve incroyable. J’aime beaucoup OKLOU, qui mêle RnB, electro, bon et mauvais goût. Et puis l’année passée j’ai vu Savages en concert et ça m’a donné trop de bonnes énergies pour me dire que j’avais vraiment envie de faire ça à fond. Et aussi il y mes chouchous d’amour, Skating Polly, deux sœurs qui ont commencé leur groupe de rock à 9 et 12 ans, aujourd’hui la plus âgée a 18 ans je crois et c’est juste incroyable. Sinon il y a Tommy Genesis, ABRA, Mikky Blanco, Princess Nokia, SEVDALIZA, HINDS, Fishbach, etc.
Je fais plus facilement transparaître mes idées dans mes illustrations et bandes dessinées, dans lesquelles je parle souvent de différence (liée notamment au syndrôme d’Asperger), de déconstruction du genre, de non-binarité, etc. Donc oui, le féminisme y est, même s’il ne se veut pas central. Souvent, j’essaie de mettre en avant des artistes femmes ou personnes non binaires dans certains posts sur mon blog, et en général je réserve la musique pour quelque chose de plus abstrait, pas forcément lié à une lutte. Néanmoins dans certaines chansons, « C’est la vie » par exemple, je parle du fait que j’ai réussi à me sortir d’une emprise psychologique et toxique qu’avaient des personnes manipulatrices à mon égard. Donc finalement, quoi que je fasse, j’ai envie de faire passer mes idées, car je trouve cela super important, mais sans que ça soit forcément le point central du projet.
Oui. Lorsque j’étais adolescente, cela a été une grande source de frustration pour moi. Je vivais dans une vallée au milieu de montagnes, et des groupes se formaient, mais c’était très souvent des mecs cis qui faisaient du rock et ça me gavait. Il y avait parfois des groupes avec une seule fille, mais souvent c’était la chanteuse, et il n’y avait pas trop de diversité. Les filles étaient majoritairement vues comme des groupies ou pas grand-chose d’autre. D’ailleurs j’ai eu une expérience en tant que chanteuse dans un groupe quelques mois, qui m’a confortée dans mon idée que ça n’était pas un milieu safe pour une personne autre qu’un mec cis. Je me recevais toujours des remarques de la part du groupe comme quoi je n’étais que leur chanteuse, pas vraiment musicienne (alors qu’à côté je faisais du piano au conservatoire) et que c’était facile, que j’étais remplaçable. En effet, après plusieurs abus du leader et des autres envers ma personne (à me toucher les fesses en soirée ou pendant les répèt’, à me draguer de façon super lourde, et à me voir comme « la fille » et non comme une personne à part entière), j’ai un jour pété les plombs à une répétition et j’ai voulu définitivement tracer un trait sur tout ça, je ne me voyais plus faire de la musique, ça n’était manifestement pas pour moi. Quelques mois après, comme ils l’avaient prédit, ils avaient trouvé quelqu’une d’autre pour me remplacer, quelqu’une qui me ressemblait physiquement à l’époque d’ailleurs, qui elle aussi n’a, plus tard, pas supporté qu’on la traite comme une merde ou un trophée.
Ce cas n’est pas anodin, il arrive super souvent. Si on prend l’exemple de Crystal Castles, Alice Glass a décidé en 2014 de s’en aller du groupe pour fuir la relation toxique et destructrice que lui imposait Ethan Kath. Celui-ci s’est empressé de dire que « Crystal Castles c’était lui, qu’il faisait tout, qu’une chanteuse était remplaçable, alors que son art, non ». Et un an après, il trouve une copie conforme d’Alice Glass, avec exactement le même style, la même façon de chanter. Le patriarcat fait croire aux femmes qu’elles sont remplaçables, qu’elles n’ont pas un vrai rôle, qu’elles ne sont que des potiches pour faire joli. Cela influe aussi sur la perception qu’on a des chanteuses et productrices telles que Grimes ou M.I.A., à qui on enlève souvent le mérite de faire leur musique de A à Z. En réalité, on ne veut pas estimer qu’une femme puisse avoir un rôle important. Voilà ce qui me pousse aussi aujourd’hui à faire de la musique seule, c’est que je ne veux plus qu’on m’impose quoi que ce soit, ou qu’on me dénigre dans mes accomplissements. De manière générale, je me rends compte que les gars autour de moi se mettent intuitivement en groupe pour faire des choses, sans forcément penser à être inclusifs. Avant ça me saoulait, maintenant j’ai plus aucune envie de me battre contre ça, je préfère faire mes trucs de mon côté, aussi car c’est ce qui me correspond, et puis autant mettre de l’énergie dans des choses positives et constructives qu’essayer de faire comprendre à des gens qui n’ont pas forcément envie de comprendre.
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Oui. Tout d’abord, je pense qu’il faut, si l’on veut faire de la musique, ou être DJ, ou faire quelque chose d’artistique, ou n’importe quoi dans sa vie, ne pas attendre qu’un mec cis ou qu’une autre personne nous donne la permission de le faire, et laisser de côté ce qu’iel peut dire. On est tellement conditionnées à le faire, qu’on ne se rend pas forcément compte du mécanisme toxique. On peut les écouter, prendre ce qui nous semble bien, le reste il faut juste dire « ouais ouais », parce que le seul avis qui compte réellement, les seuls rêves qu’on doit écouter, ce sont les nôtres. Par exemple, après le premier album de Grimes, tout le monde lui disait qu’il fallait qu’elle trouve un groupe, et qu’elle arrête de faire de la musique seule. À voir où elle en est aujourd’hui, elle a bien fait de s’écouter, et de laisser de côtés ces soi-disant « remarques pour l’aider ».
Après, effectivement, il est bien plus difficile pour une femme de trouver des acolytes, car on est moins poussé·es à se mettre en groupe et à être solidaires entre nous. C’est d’ailleurs ce que veut promouvoir Kate Nash avec son Gang Girl, en mettant en avant des artistes et des groupes de femmes dans la musique.
Même si c’est trop difficile de trouver d’autres personnes, il faut éviter de rentrer dans des groupes de gens pas safe à défaut de n’avoir pas vraiment trouvé ce qui nous correspondait vraiment. On risque facilement par ce biais de nous imposer des choses qu’on ne veut pas forcément. Et si vous êtes dans un groupe et que vous subissez des expériences négatives, telles que des abus, des agressions, du dénigrement, je n’ai qu’une chose à dire : fuyez. Vous n’avez pas besoin d’elleux pour faire des choses géniales, car le simple fait que vous soyez resté·es tout ce temps dans ce groupe toxique prouve votre force mentale, même s’iels seront les premier·es à vous dire le contraire.
Enfin, ne vous sous-estimez plus, et écoutez votre cœur. Il n’y a pas un chemin ou une façon de faire, ce n’est pas parce que vous avez l’impression de ne pas faire partie de la « bonne » bande, du « bon » milieu que vous n’êtes pas capable de créer des choses super cools par vos propres moyens.
J’ai décidé de sortir cet EP pour abandonner mon perfectionnisme. C’est un mélange entre plein d’essais de choses, il y a des morceaux plus électro que d’autres. C’est un peu un petit projet pour pouvoir passer à autre chose, me dire : « Voilà j’ai appris à faire tout ça, à faire un morceau de A à Z, maintenant je peux commencer les choses sérieuses. » Comme je l’ai dit plus haut, même si je ne savais pas encore bien où je voulais aller, c’était surtout pour me prouver à moi-même que j’en étais capable. Et du coup, pour moi cet EP, ça exprime une sorte de libération, que j’ai essayé de faire ressortir dans « Aurore ». « Cheveux », c’est un peu comment j’étais avant, à accepter tous les comportements abusifs envers moi de manière auto-destructive. La voix est inaudible car je ne voulais pas qu’on comprenne ce qu’elle disait : « Vas-y, immole-moi, à coup de cigarettes, t’inquiète j’ai pas mal, j’ai Satan sur ma barrette, tire mes cheveux, rase-moi la tête, trouver le 666, celui que tu cherches. » Dans « C’est la vie », comme dit plus haut, je parle justement de cette emprise de laquelle je me suis libérée. Dans « Jardin » , je parle de perfectionnisme et d’auto-dénigrement, et enfin dans « Corail » et « Mortel », morceaux électro et instrumentaux, j’ai essayé d’exprimer que tout ça c’était derrière moi. Selon moi, la musique c’est quelque chose de très spirituel et donc qui peut être un moyen de développement personnel incroyable. J’ai énormément besoin de mettre du sens et des symboles aux choses dans ma vie, alors je mets des symboles forts dans des morceaux et je les publie, c’est une façon pour moi de pouvoir passer à autre chose, car sinon ce serait des idées qui seraient encore à tourner dans ma tête inlassablement. Mon EP NEEDLE c’est donc le symbole « page qui se tourne ».
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Oui, très important. Tout d’abord, faire deux choses en même temps me permet d’être mieux concentrée sur ce que je fais. Étant aspie [NDLR : Asperger], j’avais par exemple beaucoup de mal à me concentrer en cours et on m’engueulait car je dessinais ou lisais des livres. Mais en réalité, avec la grille de lecture que je peux avoir aujourd’hui, grâce au diagnostic que j’ai eu tardivement, dessiner me permettait de pouvoir me concentrer sur les deux choses en même temps de manière efficace, sinon mon cerveau ne se sentait pas assez sollicité et n’arrivait pas à s’activer en se concentrant seulement sur le cours. Alors, des fois quand l’illustration et la bande dessinée sont un poids pour moi, je peux me tourner vers la musique, et inversement, ou parfois je le fais en même temps. Je trouve super encourageant d’être sur plusieurs médiums, car chacun se nourrit des autres, et c’est très motivant. Aussi ces derniers temps je me mets à la vidéo, et même si je suis novice en la matière, le fait de faire de la musique me pousse en avant car ça me donne des idées d’atmosphère, d’image, etc.
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