
Les médias, en particulier la télévision et les œuvres audiovisuelles, incarnent pour beaucoup une autorité. Ce qui est montré sur nos écrans forme nos représentations inconscientes du monde. L’inverse est aussi vrai : ce qui est montré à l’écran dépend largement de ces représentations, de la manière dont les réalisateurs conçoivent la société et, plus précisément, les minorités. Pourtant, étant – très majoritairement – des hommes blancs, cisgenres, hétéros et valides, ces réalisateurs sont les moins à même de représenter ces groupes auxquels ils n’appartiennent pas.
Il ne faut pas oublier que la société est, de manière systémique [1], profondément transphobe (comme elle est également sexiste, raciste, validiste et homophobe) et impose donc une image des personnes transgenres de cet acabit dans l’imaginaire collectif. Les personnes transgenres seraient ainsi situées quelque part entre les abysses de la dysphorie de genre [2] et l’éventuelle rédemption de la transition.
Sortir de ce modèle en tant qu’individu·e peut effectivement être difficile dans le rapport que l’on a dans une société construite par et pour des hommes cisgenres, blancs, hétéros et valides. Durant des siècles, cette société a effacé tout ce qui ne sortait pas de ce cadre. Je pense notamment à la diabolisation de toute forme de « déviation » par la répression chrétienne durant les siècles précédents, à un niveau global.
La quasi-totalité des productions audiovisuelles actuelles destinées au grand public se focalise sur le fait qu’un·e individu·e transgenre pourrait vouloir atteindre la norme cis-hétéro. Les personnes transgenres y sont réduites à la « souffrance intense » qu’iels ressentiraient, pour y jouer le rôle de tire-larme facile ou de « leçon de vie ». En somme, de quoi se donner bonne conscience facilement.
Mais cette dramatisation ne fait que contribuer à rendre glamour des vécus et des parcours de personnes transgenres, de la manière la plus intrusive, sensationnaliste et voyeuriste qui soit. Cette représentation n’a aucun but informatif et ne répond qu’à une curiosité des plus malsaines et à une recherche vorace d’audimat.
C’est dans ce type de représentations que la transphobie profonde d’un tel raisonnement évolue en transmisogynie [3]. Une femme transgenre n’existerait que pour le regard des personnes cisgenres, au mieux pour leur curiosité malsaine et au pire pour leurs fantasmes – principalement ceux d’hommes cisgenres, autrement appelés chasers, littéralement des « traqueurs ». Dans cette logique, les femmes transgenres ne sont considérées par eux que comme des proies et des objets sexuels.
Montrer la chirurgie comme une sorte d’aboutissement ultime et de passage obligatoire pour les personnes transgenres s’inscrit dans un processus de normalisation et de «globalisation» de leur corps.
Présenter les personnes transgenres uniquement par le biais de leur transition (ou de son absence) est dangereux : cela conduit à décider de la légitimité de l’individu·e sur cette seule base. Le terme même de transition est ambigu : parle-t-on du changement d’état civil ? du traitement hormonal ? Ou d’une chirurgie d’affirmation du genre ? Sans oublier que cela renforce cette fascination et les préjugés présentés plus haut. En soi, la notion de transition est extrêmement vague et ne veut (de manière absolue) absolument rien dire, tant les parcours sont multiples… ce qui n’est absolument pas abordé dans ces émissions sensationnalistes.
Quelques exemples de représentation voyeuriste de la transidentité et plus précisément de la transition dans les productions audiovisuelles contemporaines : The Danish Girl, le clip de Break Free avec Ruby Rose, le clip Silhouettes d’Avicii, Devenir il ou elle, Finding Phong, les divers documentaires passant à la télévision… Et la liste n’est malheureusement pas exhaustive.
Si ce cheminement personnel présenté par ces productions existe effectivement, il n’est pas représentatif de la multiplicité des parcours transgenres et il serait même plus juste de dire qu’il y a autant de parcours que de personnes transgenres. Mais présenter cet unique parcours fait état du seul schéma jugé acceptable dans une société binaire et ciscentrée. Ce préjugé limite à la dysphorie de genre « l'éducation » des personnes cisgenres à la transidentité. Il donne l'impression que la transidentité n'est que cela jusqu'à, éventuellement, une chirurgie génitale, ou au moins le début d’un traitement hormonal substitutif. Chirurgie qui est montrée comme une sorte d'aboutissement ultime, un passage obligatoire pour toutes les personnes trans ; cette vision s’inscrivant ici encore dans un processus de normalisation et de « globalisation » de leur corps.
Les termes employés ici ne sont pas anodins. Le terme mainstream pour parler de la chirurgie génitale est « chirurgie de réassignation sexuelle », ce qui impliquerait la réparation d’une erreur – que la personne serait « née dans le mauvais corps ». Chirurgie génitale est donc déjà plus précis. La formulation « chirurgie d’affirmation de genre » indique que la personne est valide dans son genre, mais qu’elle ressent le besoin de recourir à la chirurgie pour se sentir plus à l’aise dans son corps. Cela a l’avantage également de mettre sur le même plan toute opération effectuée dans ce but (comme la mammectomie [4] pour les hommes transgenres, ou la laryngoplastie [5]).
Cette représentation a également des impacts concrets. Dans l’imaginaire collectif, la femme transgenre sera hypersexualisée ou bien perçue comme une pauvre âme en perdition (comme dans le film Girl) – dans le meilleur des cas. Et si les personnes cisgenres, dans leur incroyable « bienveillance », compatissent frénétiquement, cela leur donne seulement une excuse pour reproduire des comportements transphobes tout en préservant leur amour-propre… en refusant par la suite, par exemple, l’accès à un emploi ou à un logement aux personnes transgenres. À l’inverse, l’obsession des médias et des œuvres les plus largement diffusées pour les femmes transgenres invisibilise totalement les hommes transgenres et les personnes non binaires : une incarnation différente mais bien réelle de la transphobie.
La transidentité est donc affichée uniquement via le prisme de la dysphorie de genre, alors que le lien n’est absolument pas systématique. Et s’il s’agissait d’une espèce de « dissociation » (au sens littéraire, pas médical), de « dissonance » entre l'image renvoyée par les autres et l'image que nous nous renvoyons à nous-mêmes, plutôt qu’une donnée immuable de la transidentité ? De ce point de vue-là, la dysphorie s'expliquerait mieux, plutôt que de relier directement transidentité et dysphorie. Prendre un vécu et un ressenti intrinsèquement individuel et en faire une généralité soulève également un autre problème : on expose ainsi un vécu à la vue de tou·tes sans la moindre pudeur.
Il ne s’agit absolument pas d’invalider le ressenti des personnes transgenres connaissant effectivement de la dysphorie, ni d’une injonction à « accepter son corps ». Au contraire : il me semble plus cohérent d’attribuer la dysphorie à une origine externe (la normalisation des corps forcée par la société) plutôt qu’à une origine interne (le corps des personnes transgenres en soi).
Les personnes transgenres doivent être maîtresses de leurs propres parcours.
Si présenter un parcours et un discours uniques contribue à renforcer les biais implicites des personnes cisgenres, les personnes en questionnement sont également influencées par ces représentations, car ce contenu transphobe est immédiatement disponible (bien que cela ait tendance à se résorber au vu de la multiplication du contenu militant sur Internet). Toute la rhétorique du « Je suis prisonnier·e dans mon corps »
ou « Je suis né·e dans le mauvais corps »
serait donc dans une certaine mesure une répétition de ces stéréotypes. Si les personne transgenres sont absolument légitimes dans ce ressenti, ce n’est encore qu’une généralisation d’un parcours parmi une myriade d’autres. Ce contenu diffusé peut également expliquer l’origine d’un discours transmédicaliste [6] – venant de personnes transgenres elles-mêmes, qui délégitiment le ressenti des personnes ne souffrant pas de dysphorie ou ne souhaitant pas bénéficier de certaines procédures.
Les personnes transgenres doivent être maîtresses de leurs propres parcours, et faire ce qu’elles pensent être le mieux pour elles, pour se réapproprier leur image et leur corps – si elles en ont besoin. C’est pour cela que je parle de réappropriation du corps en lui donnant un sens très militant, voire anarchiste : « Apparue dans les années 1990, il s'agit de l'acception la plus récente. La réappropriation sert alors à désigner tout processus – lorsqu'il est lié à une critique d'un état d'aliénation, de dépossession, de perte – de reprise en main d'une activité, d'un savoir-faire et, plus largement, d'une reconquête de sa propre autonomie. »
(source)
En un mot : la société cishétéronormée a dépossédé les personnes transgenres de leur corps, de leurs identités, et il n’appartient qu’à elles d’engager une lutte pour se les réapproprier – au même titre qu’il faut lutter pour un accès sans équivoque à des droits citoyens, humains et médicaux.
Les œuvres fictionnelles ne sont pas en reste. Rares sont les films et les séries où des personnages transgenres sont incarnés par des acteurices transgenres et rares sont les personnages transgenres forts et empouvoirés.
Ces représentations renforcent l’idée transphobe de déguisement et de tromperie qui colle à la peau des personnes transgenres, en particulier des femmes (d’où le qualificatif trap, « piège », qui est à mi-chemin entre la fétichisation et le dégoût) : si une personne cisgenre joue le rôle d’une personne transgenre, cela se résume dans la majorité des cas à renvoyer les personnes transgenres à leur genre assigné à la naissance. Et cela se voit (trop) régulièrement, au point de devenir un cliché cinématographique.
Quelle conséquence pour les acteurices transgenres ? Iels ne sont pas casté·es pour des rôles auxquels iels sont pourtant légitimes, ce qui pose problème sur deux points : les acteurices transgenres ne sont accepté·es que pour des rôles de personnes transgenres… alors que ces mêmes rôles sont déjà pris par des personnes cisgenres. C’est ce qu’ont soulevé les actrices Trace Lysette et Jamie Clayton face à l’annonce du choix de Scarlett Johansson (avant que celle-ci ne se retire du projet) pour jouer le rôle principal du film Rub & Tug, un homme transgenre. Alors que pendant ce temps, les hommes cisgenres s’auto-congratulent entre eux – et sont nommés et récompensés – pour avoir, « avec autant d’émotion », interprété nos existences (ce qui est le cas avec The Danish Girl, Girl et la série Transparent).
Il faut quand même nuancer un peu les choses : des personnages transgenres n’étant pas unidimensionnels et sortant de ces clichés commencent à apparaître. C’est notamment le cas de Nomi Marks dans la série Sense8 (écrite et réalisée par deux femmes transgenres), et Nia Nal dans la série Supergirl : deux exemples de personnages transgenres joués par des femmes transgenres.
Si une émission ou un film est uniquement centré·e sur les corps et les parties génitales d’une personne transgenre, ces comportements sont intégrés et reproduits avec de parfaits inconnus : NON, s’enquérir de manière plus ou moins subtile de ce qu’a une personne dans son pantalon (ce que signifie le « Tu es un homme ou une femme ? »
, après tout) n’est pas acceptable ; cela ne regarde que la personne en question ou à la rigueur saon partenaire ou concubin·e.
Ce modèle du vécu transgenre diffusé par notre société transphobe est ici clairement reproduit : læ réalisateurice diffuse une vision stéréotypée de la transidentité et des personnes transgenres, car iel a baigné dans cette même vision, qui sera ensuite intégrée et diffusée par læ spectateurice. Ce cercle vicieux va jusqu’à assimiler les femmes transgenres à des travestis ; à croire qu’une personne transgenre n’est qu’un corps à la disposition du public, réduite à ses parties génitales.
Il reste que oui, les personnes transgenres doivent lutter pour leur visibilité, la réappropriation de leurs corps, leurs droits civiques et humains ; lutter contre les discriminations et le rejet. Oui, des choses horribles se passent (trop) souvent et oui, c’est souvent dur et nul. Mais faire de la transidentité un tire-larme et une source d’audimat facile est quelque chose d’extrêmement nauséeux. C’est capitaliser sur une oppression réelle, en tirer du pouvoir symbolique et s’en servir comme justification pour ne rien faire contre.
Nous ne sommes le faire-valoir moral de personne. Surtout que la vie d’une personne transgenre, comme celle de toute autre personne, est faite de souffrance mais aussi de bonheur. J’ai connu des moments de joie intense qu’aucune personne cisgenre ne pourra connaître (d’euphorie de genre, donc), alors que les moments de souffrance en rapport avec ma transidentité avaient toujours, dans une certaine mesure, comme origine la transphobie que je subissais.
En toute honnêteté, je n’ai absolument aucune envie que les personnes autour de moi me regardent avec pitié ou condescendance, je n’ai envie d’être l’« amie trans » (nouvelle itération du « meilleur ami gay » ?) de personne. J’ai envie que l’on vienne vers moi, que l’on s’attache à moi pour mes qualités personnelles – pas parce qu’il s’avère que je suis une femme transgenre. Le fait que je sois transgenre est un aspect de mon être. J’ai vécu des choses (bonnes comme mauvaises) qui en découlent, et bien sûr, dans mes moments de militantisme vertueux, je mettrai cet aspect plus en avant que ma passion secrète pour les noix de cajou ou pour les jeux de mots d’un goût douteux.
Ce sont des aspects de nous-mêmes qui chacun, différemment, constituent cellui que nous sommes actuellement. Et il résulte de tout cela qu’avant d’être une personne transgenre, nous sommes tout simplement des personnes – en dehors de tout pathos. Chaque acte que nous pourrions faire pour nous sentir à l’aise avec nous-même, avec notre apparence, nous étant intrinsèquement personnel.
[1] Le système politique, socio-économique et social qui organise notre vie en société produit et renforce des inégalités et des discriminations subies par une partie de la population : ce phénomène crée ce qu’on appelle des oppressions systémiques.
[2] La souffrance ressentie par les personnes transgenres vis-à-vis de leur genre assigné.
[3] Intersection entre la transphobie et le sexisme.
[4] Ablation de la poitrine.
[5] Réduction de la pomme d’adam via la chirurgie.
[6] Personne transgenre disant qu’il est impossible d’être transgenre sans ressentir de la dysphorie.