
Toutes les femmes sont des parents dévoué·es en puissance, et tous les parents dévoués sont des femmes. Enfin, c’est ce qu’on nous assène à longueur de journée, depuis les petites réflexions de tatie Monique qui veut savoir quand est-ce que tu fais un bébé jusqu’aux entreprises qui n’embauchent pas de femmes d’un certain âge de peur qu’elles partent en congé maternité, en passant par les publicités qui ne s’adressent qu’aux mères quand il s’agit de produits pour enfants.
Apparemment, ce serait « la plus belle chose au monde » qui puisse arriver à une femme (cis et hétéro, sinon on préfère ne même pas y penser). Et si vous pensez que vous ne voulez pas d’enfants, croyez-les, vous changerez d’avis. Il paraît que c’est biologique, naturel, irrépressible.
Évidemment, nous allons expliquer ici pourquoi ce n’est pas tout à fait exact. Plus précisément, nous allons essayer de comprendre comment on en est venu à penser ça.
Si on se penche sur l’histoire de la maternité, il apparaît assez clairement que l’idée qu’elle peut, et doit, faire partie de l’identité de quelqu’une est assez récente. Jusqu’au XVIIe siècle, l’indifférence et le détachement à l’encontre des nouveaux-nés était la norme pour tout le monde. L’amour maternel, loin d’être encensé, était vu comme étrange, déplacé. Bien sûr, les femmes étaient celles qui s’occupaient le plus des enfants, mais c’était seulement le lot des classes populaires. Il était hors de question pour les femmes plus aisées de nourrir, protéger et élever leur progéniture [1]. Alors pourquoi, à la fin de la révolution industrielle, trouvait-on partout des messages poussant les femmes à s’occuper elles-mêmes de leur(s) enfant(s), en présentant ça comme l’activité la plus enviable qui soit ?
La réponse est dans le titre : la révolution industrielle et le développement du capitalisme ont bousculé les structures des sociétés occidentales.
D’abord, ce nouveau modèle économique a nécessité une main d’œuvre nombreuse et par conséquent, la richesse d’un pays reposait pour beaucoup sur la taille de sa population. De ce fait, les taux très élevés de mortalité infantile sont devenus un problème national et les taux de natalité devaient être boostés. La science s’est penchée sur la question, mais cela devait s’accompagner d’une nouvelle organisation pour que cela marche vu le peu d’attention prêtée aux enfants alors.
Ensuite, si l’économie préindustrielle était domestique, c’est-à-dire réalisée majoritairement au sein de la propriété familiale, cette nouvelle économie sépare le foyer du lieu de travail. Cela a entraîné la division entre le travail productif et reproductif. Par travail productif, on entend la création de la valeur monétaire par la production de biens et de services qui sont vendus. Le travail reproductif, quant à lui, est celui qui recrée la valeur originelle de quelque chose : ici, la situation des travailleurs (en leur permettant d’être en état de travailler tous les jours) et la quantité des travailleurs (en enfantant des personnes qui pourront remplacer ceux qui arrêteront de travailler). C’est celui qu’on fait majoritairement à son domicile [2].
Le genre étant l’un des principaux axes autour duquel la société se structure, il est venu s’en mêler. Selon les domaines, il est construit soit comme une hiérarchie, soit comme une binarité où les femmes sont l’inverse des hommes [3]. C’est la deuxième option qui s’est appliquée ici : le travail productif a été confié aux hommes, le travail reproductif aux femmes. Il est important de préciser ici que dans l’économie préindustrielle, les femmes travaillaient autant que les hommes. Il n’était pas rare qu’un commerce ou une exploitation agricole soit tenu·e par les deux membres d’un couple, par exemple.
La révolution industrielle a amené un tout nouveau modèle de société où le monde des hommes et celui des femmes deviennent presque hermétiques l’un à l’autre. En effet, à cette division des tâches s’ajoute une division des lieux : comme dit plus haut, le lieu de travail et le foyer sont séparés. Par conséquent, la sphère publique est séparée de la sphère domestique, la seconde devenant un cocon censé être protégé de la première. De nombreux mouvements politiques, de droite comme de gauche, ont œuvré dans ce sens en jouant sur la complémentarité supposée des genres et des tâches qui leurs sont associées. Pour la productivité des travailleurs, il leur fallait à la maison des épouses dévouées [4].
Cette configuration a été institutionnalisée et pérennisée dans les systèmes sociaux mis en place par les États-providences qui se sont développés à cette période-là. Si la France a été légèrement moins sexiste que ses voisin·es sur le sujet, la plupart ont fait en sorte d’empêcher l’accès au marché du travail aux mères. Par exemple, au Royaume-Uni et en Irlande, certains secteurs et professions étaient interdit·es aux femmes mariées (marriage bars), la protection pour les mères travaillant était ridiculement faible et les prestations sociales liées à la maternité ne pouvaient être obtenues que par le travail du conjoint [5].
Ainsi, le champ des possibles pour les femmes était extrêmement réduit et se consacrer à la maternité au sein d’un couple hétéro marié était la façon la plus simple de survivre.
Au même moment, certaines femmes réalisèrent que la maternité représentait une opportunité pour obtenir plus de pouvoir et de responsabilités [6]. En dehors de l’aliénation et de l’isolation que cela représentait, surtout au moment où les usines se peuplaient de syndicats, cela restait un domaine dans lequel elles étaient présentées comme compétentes et nécessaires [7]. Ce n’est pas un hasard si ce sont d’abord les femmes des classes moyennes urbaines qui ont adopté la maternité comme un idéal. Elles n’avaient ni l’opportunité d’avoir la vie mondaine et intellectuelle des femmes aisées, ni celle de travailler avec leurs maris comme celles des classes populaires. Être des mères était le seul rôle gratifiant disponible pour elles.
Leurs mouvements sociaux se sont appuyés sur l’idée des genres binaires comme égaux mais différents, et donc complémentaires. On peut les regrouper sous le nom de « féminismes maternalistes », qui peuvent être incarnés par Alexandra Kollontaï en Russie ou Jane Addams aux États-Unis. Ainsi, elles ont pu obtenir davantage de droits au sein de la sphère domestique, mais également des droits politiques puisque selon elles, elles contribuaient autant que les hommes au développement de la société, seulement différemment. En effet, elles étaient responsables de la santé des futur·es citoyen·nes et de la perpétuation de l’institution familiale, considérée comme la base de la société tout entière [8].
On peut voir ce changement dans les œuvres littéraires des femmes de la fin du XIXe siècle : alors que l’accouchement était traditionnellement représenté comme dangereux et affaiblissant, elles mettaient un point d’honneur à le présenter comme empowering (empouvoirant) et comme un acte fondamentalement beau [9].
Ainsi, les femmes ont accepté la division du travail provoquée par la révolution industrielle, et ont construit leur identité collective autour de cette idée.
L’ensemble de ces changements sociétaux ont attiré l’attention des sciences de la nature sur la maternité, et de nouveaux discours scientifiques sur la question ont soutenu cette conception de la féminité comme liée à la maternité.
Déjà, les nombreuses publications sur les bienfaits de l’allaitement ou la nécessité d’un lien mère-enfant durant ses premières années pour son développement ont renforcé la pression sur les femmes pour qu’elles donnent la priorité à leurs enfants [10]. Mais surtout, les scientifiques de l’époque ont cherché toutes les façons possibles de prouver que la destinée biologique des femmes était d’être des mères dévouées. Cela passait majoritairement par des comparaisons avec des animaux divers et variés pour démontrer que la maternité était incontestablement et universellement dans la nature des femelles [11].
Par exemple, Edmond Perrier, zoologiste français, a publié en 1908 un livre consacré à la nature de la femme dans lequel il part de l’observation de plusieurs insectes et plus particulièrement de guêpes pour en conclure qu’une femme saine d’esprit doit faire preuve de dévouement et de sacrifice pour ses enfants [12]. Rien que ça.
Un peu plus tard, le développement de la psychanalyse n’a fait qu’amplifier ces arguments, et on sait que la réflexion psychanalytique a énormément marqué la compréhension des individu·es par elleux-mêmes et par les autres pendant plusieurs décennies. Attention, ça va être très sexiste et transphobe. Les travaux de Freud, fondateur de cette discipline, insistent sur le fait que les identités personnelles sont construites par rapport à la binarité du genre. Selon lui, l’absence de pénis chez les filles les pousse à chercher un substitut, d’abord chez leur père qui possède le pénis, puis le syndrome d’Œdipe laisse place à l’envie d’un bébé. De plus, cette absence rend leur sexualité passive et masochiste, ce qui culmine dans la douleur de l’accouchement, que les femmes recherchent (toujours selon lui, évidemment). Même les psychanalystes qui se revendiquent féministes, comme Nancy Chodorow, décrivent le développement des femmes comme centré autour de la volonté d’être mères [13].
Cependant, les choses évoluent petit à petit. D’une part, même s’il faut longtemps pour modifier en profondeur les représentations collectives, les circonstances ont bien changé : l’économie n’est plus si industrielle, les systèmes de protection sociale s’écartent de plus en plus de la famille, les analyses scientifiques sont de plus en plus rigoureuses… D’autre part, et de façon plus importante, les femmes qui ne souhaitent pas avoir d’enfant (qui se revendiquent parfois childfree), ont davantage de moyens de se faire entendre et de remettre en question ce stéréotype. Les articles, livres, documentaires, blogs, forums, etc. sur le sujet fleurissent et regroupent tant de profils différents qu’on peut avoir bon espoir qu’il devienne impossible de nier l’existence de femmes, saines d’esprit et raisonnables, qui ne veulent pas d’enfant [ [14] ; [15] ; [16]]. Après tout, c’est quand même 20 % des femmes européennes qui ne sont toujours pas mères après 45 ans…
[1] Badinter, E. (1980). L'Amour En Plus : Histoire de l'Amour Maternel (18ème-20ème siècle) Paris : Flammarion.
[2] Luxton, M., 1980. More Than a Labour of Love. Toronto, Women’s Press.
[3] Lorber, J., 1994. Paradoxes of Gender. New Haven, Yale University Press.
[4] Spargo, J., 1914. Socialism and Motherhood. New York : B.W. Huebsch.
[5] Lewis, J., 1992. ‘Gender And The Development Of Welfare Regimes’. Journal of European Social Policy, 2(3), p. 159-173.
[6] Laslett, B. and Brenner, J., 1989. ‘Gender And Social Reproduction: Historical Perspectives’. Annu. Rev. Sociol, 15, p. 381-404.
[7] Rich, A., 1980. Naître d’une femme, la maternité en tant qu’expérience et institution, Paris, Denoël-Gonthier.
[8] Voir [1].
[9] Rigg, P., 2012. ‘Aestheticism, The Maternal and That Extremity Of Love: Women’s Poetic Representations Of Pregnancy, Childbirth And Mothering In A Society In Transition’, Women’s Writing, 19(4), p. 507-524.
[10] Voir [1].
[11] Thomas, M., 2014. ‘Are Women Naturally Devoted Mothers?’, Journal of the History of the Behavioral Sciences, Vol. 50(3), 280–301.
[12] Perrier, E., 1908. La femme dans la nature, dans les mœurs, dans la légende, dans la société. Tableau de son évolution physique et psychique. Paris, Bong et Cie.
[13] Ireland, M., 1993. Reconceiving Women: Separating Motherhood From Female Identity. New York : The Guilford Press.
[14] Gillespie, R., 2003. ‘Childfree And Feminine: Understanding The Gender Identity Of Voluntarily Childless Women’. Gender and Society, 17(1), p. 122-136.
[15] Keiser, R., Dykstra, P., Jansen, M., 2008. ‘Pathways Into Childlessness’. J.biosoc.Sci, 40, p. 863–878.
[16] Letherby, G., 1994. ‘Mother Or Not, Mother Or What?’. Women’s Studies Int. Forum, 17(5), p. 525-532.