
Il y a quelques semaines, nous avons été contacté·es par une étudiante en médecine de l’université Paris Diderot. Les étudiant·es de cette faculté venaient de recevoir un mail de leur scolarité relayant une proposition de série de conférences, ou masterclass, de la part d’une société privée. De nombreuses sociétés privées ou semi-privées organisent ce genre d’intervention à destination des professionnel·les et futur·es professionnel·les de santé, qui reçoivent l’information par les structures universitaires. Rien d’étonnant, donc, au premier abord.
Seulement, cette masterclass a la particularité de porter sur la bioéthique et d’être organisée par la fondation Lejeune, qui se présente sur son site officiel comme une association qui « agit pour les personnes atteintes de déficience intellectuelles d’origine génétique »
, et qui a entre autres récemment fait parler d’elle après la diffusion d’un « manuel anti-IVG »
, désormais indisponible sur leur site internet mais dont vous pouvez voir des images dans cet article de Libération.
L’étudiante, qui nous a contacté·es dès réception du courriel, explique :
« La scola [NDLR : service de scolarité de l’université] nous a relayé (innocemment, j’ose espérer) un mail nous proposant une formation de 54 heures sur le thème « Science et éthique ». Le tout proposé par la fondation de bioéthique Lejeune, accompagné d’une longue description. Problème : la fondation Lejeune est une association anti-euthanasie et anti-IVG, ayant des liens avec la Manif pour tous. Et ça, rien dans le mail ni la description de la formation ne permettait de le soupçonner. »
Elle s’est ensuite étonnée, dans le même mail, qu’une telle organisation puisse proposer une formation à de jeunes médecien·nes :
« Question : est-il bien éthique de proposer à de futur·es médecien·nes de participer à des formations financées par des associations anti-IVG et anti-euthanasie (sans les informer sur le contenu de ladite formation et son caractère évidemment biaisé) ? »
Nous avons donc décidé de nous pencher sur la fondation Lejeune, et plus particulièrement sur le programme de la formation proposée et ses intervenant·es.
Rappelons d’abord ce qu’est la bioéthique. Voici une de ses définitions possibles : « Étude des problèmes moraux soulevés par la recherche biologique, médicale ou génétique et certaines de ses applications »
(dictionnaire Larousse). Elle concerne entre autres le lien soignant·e-patient·e, et donc les informations transmises et les actes pratiqués avec accord des deux parties ou, si læ patient·e n’est pas en état de prendre des décisions et s’iel n’a pas pris de dispositions au préalable, celui de ses proches. L’OMS a mis à disposition du public cet article , qui rappelle entre autres les origines historiques de la bioéthique.
Cette invitation aurait pu passer totalement inaperçue, et de nombreuxes étudiant·es auraient pu s’inscrire en toute bonne foi, dans le but d’acquérir de nouvelles connaissances ou de valider le certificat d’anthropologie proposé à la suite de la formation. Heureusement, une autre étudiante de Paris 7 a alerté les élèves sur les engagements de la fondation Lejeune et, conséquemment, sur le caractère potentiellement biaisé des informations dispensées. Elle a publié ce message sur les réseaux sociaux de l’université :
Message envoyé par l’étudiante qui nous a contacté·es.
Outre sa position anti-IVG, la fondation Lejeune est également ouvertement anti-euthanasie et s’est prononcée contre le diagnostic pré-natal pour éviter l’avortement de fœtus dont on sait par avance qu’iels seront mort·es à la naissance ou lourdement handicapé·es. Or, les thèmes abordés tels que présentés dans le programme de la masterclass sont les suivants :
On trouve donc notamment :
« début de la vie humaine », avec une réflexion sur le statut de l’embryon et du fœtus,
« le fœtus comme patient », et la recherche sur l’embryon. Nous nous permettrons de demander s’il est réellement pertinent de mettre embryon et fœtus dans le même sac, et de rappeler que la majorité des embryons utilisés pour l’expérimentation sont issus de PMA non abouties ;
« la fin de la vie humaine », avec deux heures consacrées au rôle du
« Magistère »(c’est-à-dire un ministre du culte, le plus souvent un prêtre) dans la fin de vie, deux autres sur l’accompagnement à la mort, et quatre heures sur les états de mort cérébrale ou pauci-relationnel ;
Autant de thèmes dont nous pouvons craindre, au vu des positions de la fondation, un traitement orienté et non exhaustif.
Nous reconnaissons l’utilité, et même le besoin, du débat : si nous avions tou·tes exactement les mêmes opinions sur tous les sujets, rien n’avancerait. Si quelques-un·es de ces intervenant·es étaient présent·es parmi un panel de professionnel·les d’opinions diverses, nous aurions évidemment grincé des dents, et fort, mais considéré que face à des propos diversifiés, voire opposés sur ces questions, chacun·e aurait été à même de faire la part des choses et de faire jouer son esprit critique. Ce n’est absolument pas le cas ici, et c’est ce qui pose problème. On s’apprête à proposer à des jeunes (il est bien dit que la formation s’adresse à des étudiant·es et des jeunes professionnel·les, on le rappelle) un point de vue unique sur des questions cruciales, touchant aux droits de l’humain·e, et qui vont influencer l’ensemble de leur pratique par la suite. Combien de personnes ayant voulu avoir recours à l’IVG ont été traumatisé·es non pas par l’acte en lui-même, mais par les violences médicales et psychologiques auxquelles iels ont fait face ?
Un autre grave problème concerne le choix des intervenant·es. Bien sûr, tou·tes ne sont pas des professionnel·les de santé, mais c’est parce que ces masterclass s’adressent également à des étudiant·es et jeunes professionnel·les en droit, en biologie ou en philosophie. Il est par ailleurs courant de faire appel à des intervenant·es extérieur·es sur un thème aussi vaste que la bioéthique, qui ne saurait concerner les seul·es médecins. Non, ce qui, à la rédaction, nous a fait réagir, ce sont les engagements personnels des intervenant·es. Ou plutôt l’engagement, parce qu’on retrouve un peu toujours les mêmes choses… En effet, la majorité d’entre elleux fréquentent des milieux catholiques romains conservateurs ; certain·es font partie de groupes très virulents sur les questions de l’IVG, de la PMA, de l’expérimentation sur les cellules souches, de la fin de vie… Et niant le droit de chacun·e de disposer librement de son corps au nom d’un droit inaliénable de l’enfant (rappelons qu’un embryon n’est pas un enfant) et d’un caractère sacré de la vie, même lorsque celle-ci ne peut plus être vécue correctement et que læ patient·e exprime clairement, en pleine possession de ses moyens intellectuels, l’envie d’y mettre fin.
Disclaimer : Nous ne saurions, au sein de la rédaction, affirmer que tou·tes les membres d’un ordre religieux ont la même opinion sur tous les sujets. Cependant, il est bon de rappeler ici que le catholicisme romain est centralisé autour du Pape et du Vatican, qui définissent le dogme et les positions de l’Église. Par conséquent, tout·e prêtre, évêque, religieux·se séculaire ou laïque, etc., qui exprimerait en public une opinion totalement contraire aux positions officielles du Vatican s’exposerait à un blâme voire à l’exclusion.
Nous trouvons dans la liste des intervenants, par exemple, Xavier Ducrocq, médecin intervenant sur la fin de vie, et qui a qualifié l’arrêt des soins sur Vincent Lambert, tétraplégique et en état de conscience minimale suite à un accident de la route, dont l’arrêt des soins fait débat depuis plusieurs années de « rétablissement de la peine de mort »
dans un article paru dans Le Figaro. Jean-Marie le Méné, magistrat, président de la fondation Lejeune, qui s’était prononcé dans cette émission de France Culture sur la question du diagnostic pré-natal en le qualifiant de nouvelle forme d’eugénisme ; enfin, Jean-Marie Meyer, qui intervient entre autres sur la PMA et le rôle du médecin, et fait partie du Conseil pontifical à la famille depuis 1981 (conseil dépendant directement du Vatican).
Nous ne pouvons que nous inquiéter de voir proposées à de futur·es soignant·es et jeunes soignant·es ce genre d’interventions partisanes, à l’heure où la parole se libère sur les violences médicales, et où les témoignages de maltraitance, de rétention d’information voire de désinformation se font de plus en plus nombreux. Læ soignant·e n’est pas juge : iel n’a pas à décider pour saon patient·e ou son entourage, iel est là pour l’accompagner avec le plus de bienveillance possible, pour expliquer en toute objectivité chaque souci de santé et les solutions qui existent dans le respect de la loi, et iel est un·e interlocuteurice privilégié·e et souvent indispensable. L’article de l’OMS, cité plus haut, nous rappelle qu’à l’origine de la bioéthique, nous trouvons « le déséquilibre entre médecin et patient·e, nécessitant de donner à læ patient·e le pouvoir de contrôler ses propres décisions en matière de soins ».
Disclaimer : Nous ne blâmons pas ici l’université Paris Diderot (Paris 7). Il se trouve que c’est par le biais de la diffusion auprès des étudiant·es de cette fac que nous avons eu vent de ces conférences, mais il est habituel dans les établissements d’enseignement supérieur de relayer les offres de formations qui ont un rapport avec leur domaine d’étude. Nul doute que le même courriel a été relayé dans d’autres universités francophones. Nous avons contacté une membre du conseil pédagogique de l’université, qui nous a informé·es que la scolarité avait, à la suite des réactions provoquées par cette offre de formation, diffusé un mail précisant qu’elle « ne cautionne pas toutes les prises de position de l’association »
même si la fondation est reconnue d'utilité publique. L’utilité indiquée ici fait référence à son accueil des patient·es handicapé·es et à son accompagnement des familles, mission importante mais qui ne saurait éclipser tout ce que nous avons pu dénoncer dans cet article.
Mail de la scolarité de la faculté Paris Diderot.