
Cette lecture flash concerne non pas un, mais deux ouvrages, relatifs à la santé comme instrument de pouvoir dans les sociétés occidentales, notamment en Europe et en Amérique du Nord. Il s’agit de traductions parues récemment dans la collection « Sorcières » des éditions Cambourakis. Les autrices, qui ont écrit ces deux ouvrages ensemble, sont deux états-uniennes : Barbara Ehrenreich, activiste, et Deirdre English, autrice.
Les livres sont intitulés en français respectivement Sorcières, Sages-femmes et Infirmières, une histoirE des femmes soignantes, traduit par L. Lame, et Fragiles et Contagieuses, le pouvoir médical et le corps des femmes, traduit par Marie Valera. Ils abordent l’histoire du soin sous deux angles différents : dans le premier cas, il s’agit d’analyser comment le savoir « soignant » acquis de façon empirique, a été peu à peu décrédibilisé lors des débuts de la médecine, dès la fin du Moyen Âge.
Dans le même temps, le rôle de soignant·e a été confisqué aux femmes, par les hommes, forts du pouvoir dispensé par les institutions en place (gouvernements, universités), lesquelles étaient jusqu’à récemment complètement fermées aux femmes. Il faut attendre 1875 pour voir la première femme diplômée d’une université de médecine en France, et 1849 aux États-Unis.
Avertissement : À noter que ces deux livres ont été écrits dans les années 1970, et restent très ciscentrés. Dans la version française, une note de traduction a été ajoutée, et l’écriture épicène a été utilisée autant que possible. Un addendum rédigé par les autrices a été ajouté dans les dernières éditions de Sorcières, Sages-femmes et Infirmières, et est inclus dans la version française.
Le livre Sorcières, Sages-femmes et Infirmières, une histoirE des femmes soignantes, entouré d’une tasse fumante et d’une fleur dans un vase.
Ce livre couvre une large période allant du Moyen-Âge au moment de l’écriture de l’essai, dans les années 1970. Les autrices parlent uniquement du cas de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Les soignantes évoquées au Moyen ge et à la Renaissance sont appelées « guérisseuses » ou « bonnes femmes » : elles sont généralement chargées d’accompagner les accouchements et maîtrisent notamment l’herboristerie. Si on trouve des religieuses formées au soin, les guérisseuses de l’époque sont souvent dans le viseur de l’Église : en soulageant des maux envoyés par Dieu, ou en aidant les femmes censées « accoucher dans la douleur »
(merci le patriarcat), elles sont accusées de contrevenir à l’ordre naturel des choses. Savantes et détentrices d’un certain pouvoir, elles sont souvent accusées de sorcellerie lors des célèbres chasses aux sorcières qui se poursuivent jusqu’au XVIIe siècle, encore plus si elles ont le tort d’être indépendantes, célibataires ou veuves.
Le cas des sages-femmes est également évoqué, notamment celui des Canadiennes : alors que la profession de sage-femme est répandue et centralise une grande quantité d’informations, la médecine entrave sa pratique (on leur refuse la certification de la profession, on les accuse d’être des « avorteuses »…). Les femmes aisées étaient encouragées à accoucher à domicile, mais entourées de médecins, alors que les femmes des classes populaires étaient encouragées à se tourner vers l’hôpital malgré les risques de mortalité souvent plus élevés, liés entre autres aux infections nosocomiales (infections attrapées lors du séjour à l’hôpital).
Les femmes ont cependant été tolérées dans le soin à des positions subalternes. Les professions d’infirmière et d’aide-soignante ont été instituées comme subalternes à celle du médecin, pour les femmes chargées des tâches qui n’étaient pas vues comme valorisantes ou dignes de l’attention d’un homme (toilettes, premiers soins, administration des traitements…). On trouve la trace de femmes assistant les médecins dans les institutions dès le XVIIe siècle, notamment dans le cadre des institutions religieuses. Encore aujourd’hui, et bien que la profession de médecien·ne se féminise, la profession d’infirmière reste très largement féminine.
Le livre Fragiles ou Contagieuses, le pouvoir médical et le corps des femmes, entouré d’une bougie et d’une tasse d’infusion.
Ce livre se concentre sur la position de la médecine à la fin du XIXe siècle dans le monde occidental, et montre comment elle a pu entériner et justifier les clichés de classe. D’un côté, la femme de la bourgeoisie est vue comme fragile, inapte à la moindre activité professionnelle exigeant une dépense physique ou morale trop importante. Tout ce qui relève du fonctionnement du corps féminin était pathologisé : ses règles sont une « indisposition », on conseille même aux femmes ménopausées de ne plus quitter le lit ! Les médecins font des visites fréquentes (et largement payées), et la soi-disante fragilité des femmes donne aux hommes le soutien institutionnel nécessaire pour qu’elles soient maintenues loin des activités économiques, politiques… « pour leur bien »
.
On se doute que la femme ouvrière, domestique, de classe populaire en général, ne bénéficiait pas de la même « bienveillance » et n’avait pas de congés menstruels. Elle n’était pas obligée de garder le lit pendant ses règles… En revanche, elle a vite été cataloguée comme porteuse « saine » de maladies : la mise en contact de femmes de classes sociales différentes était diabolisée, vue comme le possible départ d’une épidémie.
Planches anatomiques fleuries.
Ces livres dénoncent le contrôle du corps des femmes, et de leurs activités, au travers de l’institution médicale. Beaucoup de choses ont changé depuis les années 1970 : l’IVG (interruption volontaire de grossesse) a été légalisée en France, même si la situation actuelle n’est pas encore parfaite ; la profession médicale tend à se féminiser… Mais les témoignages de violences médicales, obstétricales notamment, affluent encore. La parole se libère, et nous ne pouvons qu’espérer que cela amène à de meilleures pratiques. Nous avons besoin de la médecine : ces ouvrages dénoncent avant tout, en dehors de son utilisation au profit de la culture dominante, la médicalisation des actes qui n’ont pas à l’être. Peu d’entre nous savent, par exemple, qu’un suivi gynécologique peut être effectué par un·e maïeuticien·ne. Dans le cas d’une grossesse sans risque, les accouchements à domicile et en maison de naissance se multiplient. Des groupes de self-help se développent également, pour apprendre aux personnes dotées d’une vulve et d’un utérus à connaître leur corps, à en prendre soin, et à maîtriser leur contraception. Slate a par exemple publié un article sur le retrait d’un DIU (dispositif intra-utérin) en dehors du cadre médical.
Un troisième ouvrage de ces deux autrices vient compléter cette série sur les femmes et le soin. Intitulé For Her Own Good: 150 Years of the Experts’ Advice to Women, que l’on peut traduire par « Pour son propre bien : 150 ans de conseils d’experts envers les femmes », et paru initialement en 1978, nous ne savons pas si une traduction en français est prévue pour le moment.